Comment Langevin a-t-il manqué la détection des aéroplanes par ondes électromagnétiques ?

Paul Langevin, grand physicien, s’est, avec d’autres, investi dans la guerre scientifique en mettant au point une nouvelle technique de détection des sous-marins grâce aux ondes acoustiques (il fut l’inventeur du sonar). Nous essayons d’analyser les raisons qui lui ont fait manquer, juste après la guerre 14-18, l’invention de la détection des avions par ondes électromagnétiques, dix ans avant l’apparition des premier dispositifs de détection RADAR.

Le sonar
Au début du XXème siècle, Paul Langevin est l’un des grands physiciens théoriciens français. Il représente la France dans les grands congrès internationaux et est professeur au Collège de France et à l’Ecole de physique et chimie de Paris. Jusqu’à la première guerre mondiale, il n’a pas fait de science appliquée comme l’avait fait au début du siècle Henri Poincaré. Mais quelque temps après la déclaration de guerre, les intellectuels et les scientifiques s’impliquent dans l’idéologie de « l’union sacrée » décrétée par le président Raymond Poincaré au début de la guerre. En octobre 1915, après un an passé dans une caserne, Langevin est appelé par Paul Painlevé, nommé ministre de l’instruction et des inventions, à participer à la mobilisation scientifique. Les évènements forcent alors Langevin à réorienter ses recherches vers de la science appliquée. Ses premiers travaux dans ce cadre seront consacrés à l’artillerie et plus précisément à la balistique et cela se traduira par une étude publiée après la guerre. Mais c’est dans un autre domaine que Langevin va montrer ses qualités techniques car Paul Painlevé le sollicite pour la détection des sous-marins aux moyens d’ondes acoustiques. En effet Painlevé avait eu connaissance qu’un ingénieur russe Constantin Chilowski avait avancé l’idée de la détection acoustique des sous-marin auprès du gouvernement français. Cela faisait suite notamment au naufrage, le 7 mai 1915, du Lusitania, coulé par un sous-marin allemand, évènement qui avait eu un grand retentissement et avait fait craindre une guerre sous-marine

Préhistoire du radar
L’histoire du radar telle qu’elle s’est établie à partir des années 1960 s’est structurée en plusieurs époques. La première, celle qui nous intéresse ici, commence en 1904 avec le premier brevet d’un dispositif de détection d’objets par la rétrodiffusion d’ondes électromagnétiques. Déposé dans plusieurs pays, le brevet de cet ingénieur nommé Christian Hulsmeyer n’aura aucun succès et son inventeur se tournera vers d’autres domaines. C’est pendant et après la première guerre mondiale que l’idée de détection de sous-marins, de navires et d’avions refait surface dans les recherches mais il faudra attendre les années 1930 pour que se concrétisent de véritables recherches sur des systèmes utilisant la rétrodiffusion des ondes électromagnétiques. Mais il y eut un précédent notable à ce décollage, c’est l’expérience d’Evenor Brard.

Les essais d’Evenor Brard
En 1923, un certain Evenor Brard, négociant de profession mais aussi radio amateur chevronné, se met en tête de mettre en œuvre un dispositif de détection par rétrodiffusion d’ondes électromagnétiques. Il a fabriqué un émetteur de 10 watts, à partir d’un schéma relevé dans un journal de radio-amateurs intitulé « l’Antenne », et en intercalant entre grille et filament de la lampe d’émission un circuit à galène servant de récepteur. Au lieu de relier cet émetteur-récepteur à une antenne omnidirectionnelle, il le branche sur un cadre tournant, pour produire un faisceau d’ondes entretenues dirigées, qu’il pointe vers un réflecteur curieusement constitué d’une antenne verticale, accrochée au haut d’un peuplier, et reliée à la terre par un réveille-matin ! En faisant tourner son cadre, il constate alors qu’il entend le tic-tac du réveil dans l’écouteur téléphonique quand le faisceau passe en direction de l’antenne, alors que dans les autres directions, il n’entend rien du tout. Ceci prouve bien selon lui que les ondes émises ont été réfléchies par l’antenne-réveil, et qu’il y a là un moyen de détecter les objets à distance. Il déposera plusieurs brevets « d’un procédé et appareil permettant de révéler à distance la présence d’une masse conductrice » (voir figure 1). Evenor Brard ne parle pas de rétrodiffusion mais de rayonnement secondaire qui est la terminologie utilisée par Hertz qui avait déjà découvert cet effet de réflexion.
L’expérience est répercutée vers diverses personnes qualifiées, telles que le professeur Mesny, le général Ferrié et le professeur Langevin lui-même, qui vient assister à une répétition des essais à Bois d’Arcy. Mais le scepticisme l’emporte, et l’affaire reste sans suites : les spécialistes de la radio, axés sur les Transmissions, n’étaient pas encore convaincus par l’idée de la radio-détection.

La détection des avions
Nous en venons à ce qui semble aujourd’hui le plus étonnant de la part de Paul Langevin. Il s’agit d’un brevet déposé en février 1924 pour la mesure directe de la distance d’un obstacle dans l’air (voir figure 2). Il s’agit donc d’un dispositif basée sur la réflexion du son sur un avion et la mesure de la distance grâce à la connaissance de la vitesse du son dans l’air. C’est donc une transposition à l’air libre du sonar que Langevin a contribué à inventé durant la guerre.

Le brevet de Langevin est en fait, non un dispositif de détection mais de mesure, il s’applique à des objets déjà détectés et propose de mesurer leurs distances par rapport à l’émetteur. On constate que dans la description du procédé toute la technique de mesure de distance grâce à un écho bref est déjà définie alors qu’elle sera découverte pour les premiers systèmes de détection électromagnétique seulement dans les années 30. C’est donc également une transposition à l’air libre de la technique du sonar. A partir de là comment se fait-il que Langevin, averti des essais d’Evenor Brard n’ait pas pensé à utiliser, au lieu du son, des ondes électromagnétiques, il aurait inventé alors la détection électromagnétique.

Quelques hypothèses d’ordre épistémologique
Nous pouvons esquisser quelques éléments de réponse qui tiennent d’une part à la personnalité de Langevin et d’autre part au contexte scientifique des années 20. Langevin est un physicien théoricien qui ‘est intéressé à ses débuts à la structure de la matière et plus particulièrement au magnétisme. Ses travaux sur les ondes électromagnétiques n’ont concerné pratiquement que la relativité restreinte et générale qu’il a contribué à introduire en France par son enseignement, mais à notre connaissance il n’a jamais abordé – comme a pu le faire Poincaré – les techniques de la radio naissante ou encore les problèmes de la propagation. Dès lors il n’a pas considéré que les ondes électromagnétiques pouvaient constituer un milieux susceptible de transporter un signal comme le faisait le sonar.
Le contexte d’après-guerre accorde beaucoup d’importance au sonar car la guerre sous-marine a montré l’importance de la détection des sous-marins alors que l’aviation n’a commencé à jouer un rôle important mais uniquement à des fins d’observation qu’à la fin de la guerre. Nous l’avons dit, il existait bien un système de détection électromagnétique depuis Hulsmeyer mais personne n’y avait trouvé une quelconque utilité. Quand on a commencé à vouloir détecter les avions, on a développé des systèmes de détection acoustique jusque dans les années 30. C’est donc un rendez-vous raté au début des années 20 avec le radar car les deux brevets de Langevin et Brard contenaient les procédés techniques de ce qui sera plus tard le RADAR (RAdio Detection And Ranging) c’est à dire la détection et la mesure.

Sources
Retour sur Paul Langevin REE 2017-1
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. Langevin-Science and vigilance. Belin 1987
BLANCHARD, Yves. Le radar, 1904-2004: Histoire d’un siècle d’innovations techniques et opérationnelles. Ellipses, 2004.