Nobel de Physique 2012 : isoler un photon, isoler un ion, deux gageures pour la science.

Quand on observe des  objets macroscopiques, composés d’un nombre immense d’atomes, la mécanique classique  explique parfaitement leur comportement. Celle-ci n’est plus valable à l’échelle microscopique :  les constituants  de notre univers, les atomes, pour la matière,  les photons pour la lumière sont alors régis par la mécanique quantique. Elle prédit qu’une particule peut se trouver dans deux états à la fois ou que des particules éloignées peuvent être reliées par une étonnante intrication.   Bien sûr, beaucoup de phénomènes à la base de l’électronique à l’état solide, des circuits intégrés,  des lasers, de la physique nucléaire… sont quantiques et ne doivent le jour qu’ à l’utilisation de cette théorie, mais on n’avait pu faire qu’une observation indirecte de ces lois sur un nombre énorme de particules. Isoler une particule unique pour pouvoir observer sur elle directement les lois de la physique quantique a longtemps été un rêve de théoriciens qui devaient se contenter « d’expériences par la pensée ». Les deux lauréats du prix Nobel de Physique 2012 ont réussi, par deux méthodes différentes, à atteindre ce but. 

Photons dans une cavité

Serge Haroche et son équipe(Laboratoire Kastler Brossel, Ecole normale Supérieure, Paris) ont su piéger un photon dans une cavité et  déterminer sa présence ou son absence grâce des atomes soigneusement préparés envoyés à travers le piège qu’elle constitue.
Le piège utilisé, cœur de l’expérience, est constitué par une cavité C (Fig.1) formée de deux miroirs supraconducteurs en niobium se faisant face. Ces miroirs supraconducteurs refroidis un peu au-dessus du zéro absolu possèdent la réflectivité la plus élevée jamais obtenue. Ce qui permet à un photon micro-onde d’aller et venir entre les miroirs pendant  au moins un dixième de seconde avant d’être absorbé. Et un tel photon, qui se déplace à la vitesse de la lumière aura parcouru pendant sa durée de vie quelques 40.000 kilomètres dans la cavité. Un jet d’atomes de rubidium traverse la cavité et interagit avec le ou les photons qui y sont piégés. En mesurant le spin des atomes à l’entrée et à la sortie de la cavité, on peut savoir si celle-ci contenait un photon ou non et déterminer l’état quantique de celui-ci.  Tout l’ensemble est maintenu sous vide et à très basse  température(0,8 K, soit – 272,35 °C).

Le spin est une propriété quantique intrinsèque associé à chaque particule. Il a la dimension d’un moment angulaire. Il ne peut prendre que des valeurs discrètes (quantifiées) caractéristiques de la particule. Par exemple, le spin d’un photon ne peut valoir que 0 ou 1.

L’équipe française est ainsi parvenue à observer la fonction d’onde d’un photon  (qui décrit complètement l’état ou la combinaison d’états où celui-ci se trouve)  sans la détruire et à suivre son évolution vers un état final bien défini.

La fonction d’onde représente l’état quantique d’une particule dans l’espace. Le carré de sa norme représente la densité de probabilité de présence de la particule dans cet état quantique.

Les atomes de rubidium utilisés sont spécialement préparés: ce sont des atomes dits de Rydberg, atomes excités dans un niveau d’énergie très élevé au-dessus du niveau d’énergie de base de l’atome, ce qui correspond à un nombre quantique principal très élevé. Un atome de Rydberg est un atome géant, il a un rayon d’environ 125 nanomètres, quelque mille fois plus grand que les atomes ordinaires. Cela facilite  le  couplage avec un seul phonon dans la cavité, couplage lâche du domaine de  l’intrication quantique qui modifiera l’état de spin de l’atome de Rydberg que l’on observera à sa sortie du piège.

Fig.1. Schéma de l’expérience de S. Haroche et al.
Des atomes de rubidium sont préparés dans un état particulier dans
la boîte B. Ces atomes passent dans une cavité micro-onde R1 avant de
traverser la cavité principale C. Puis ils traversent la cavité R2 alimentée
comme R1 par une source hyperfréquence S. En D, un détecteur à ionisation sélectif permet d’identifier l’état de sortie des atomes. Les deux cavités R1 et
R2 constituent un interféromètre qui permet de mesurer la variation de l’état de spin d’un atome entre l’entrée et la sortie de la cavité. L’ensemble est contenu dans une enceinte refroidie à 0,8 K, qui, outre le maintien de la supraconductivité du niobium, assure un blindage vis à vis des rayonnements thermiques , électromagnétiques et du champ magnétique terrestre. Crédit Nature.

 

Un piège à ions

L’équipe de David Wineland(National Institute of Standards and Technology, Université du Colorado, Boulder,USA) utilise pour piéger des ions (atomes ionisés donc électriquement chargés) une combinaison de champs électriques statiques et alternatifs. Ceci s’effectue sous ultravide et à de très basses températures.

Fig.2. Schéma de l’expérience de Wineland et al.
Des ions Be+ sont confinés dans une configuration de champs électriques créés par des électrodes. Des faisceaux lasers sont utilisés pour les ralentir, les contrôler et les mesurer. Crédit The Royal Swedish Academy of Science.

En confinant les ions dans ces pièges, on limite  leur mouvement à des états quantiques distincts chacun d’eux correspondant à une fréquence différente pour l’oscillation entre les “parois créées par les champs électriques. La lumière du laser peut transférer de l’énergie  de ces états quantiques à d’autres. Ce couplage des ions au laser permet de ralentir un ion pour l’amener dans l’état où il est le plus lent ( C’est ce qu’on appelle le refroidissement laser). En utilisant une impulsion laser adaptée, on peut aussi placer l’ion dans une superposition de deux états quantiques différents. Dans ce cas, l’ion occupe simultanément deux niveaux d’énergie différents. Pour ce faire, on envoie sur un ion dans son plus bas niveau d’énergie une impulsion laser qui le met à mi-chemin en énergie entre ce niveau et celui juste au-dessus. L’ion entre les deux niveaux d’énergie a une égale probabilité d’aller sur un niveau ou l’autre, il est dans une superposition de ces deux états.
C’est la transition à partir de l’état de base de l’ion Al+vers un niveau d’énergie très supérieure que David Wineland et al. ont utilisée pour fabriquer les horloges atomiques optiques les plus précises au monde : 100.000 fois plus  que les horloges atomiques classiques à césium.

 Le chat de Schrödinger

Mais c’est surtout à  la physique fondamentale que ces découvertes apportent le plus. La célèbre expérience de pensée dite du  Chat de Schrödinger posait un problème qui semblait insurmontable à Erwin Schrödinger :
Un chat est enfermé dans une boîte qui l’isole du monde extérieur.  Cette boîte contient aussi une bouteille  fermée   d’un  gaz mortel capable de tuer le chat. Celle-ci est ouverte lors de la désintégration d’un atome radioactif, lui aussi dans la boîte.

Fig.3. On a schématisé ici une réalisation de l’expérience par la pensée du “Chat de Schrödinger”. La désintégration de l’atome radioactif dans la boîte violette est détectée par un compteur Geiger, en jaune, qui déclenche la chute du marteau. Crédit Dhatfield; Wikimedia Commons .

La désintégration suit les lois de la théorie quantique: le matériau radioactif est dans une superposition de deux états, l’état non désintégré et l’état désintégré. On en conclut que le chat doit aussi être dans un état de superposition où il est à la fois mort et vivant. Si maintenant on regarde dans la boîte, la superposition d’états quantiques est si sensible à l’interaction avec le monde extérieur que l’état du chat va transiter vers les deux issues possibles : le chat mort ou le chat vivant. Et Schrödinger trouvait absurde cette conclusion.
S. Haroche et D. Wineland  ont mené à bien des expériences qui ont permis de suivre en détail la façon dont la mesure fait transiter la superposition de deux états quantiques vers un état bien défini.
On prépare dans la cavité de S. Haroche des photons dans deux  états différents à la fois, appelons-les les ” états-chat”. On sonde alors la cavité à l’aide d’atomes de Rydberg. Le couplage entre les atomes de Rydberg et les photons correspond à ce qu’on appelle l’intrication quantique, qui a lieu  sans contact direct entre particules,  mais dans laquelle les propriétés de chaque sorte de particules sont affectées. C’est ce qui a permis à l’équipe française de repérer  les états-chat dans la cavité dans leur superposition entre vie et mort, de les suivre pas à pas, et de voir la transition de la superposition des états quantiques à un état bien défini.

Pour en savoir plus :
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