Au 19ème siècle, les artistes anglais révolutionnent la peinture

Ces peintres modifièrent les propriétés des peintures qu’ils utilisaient en leur rajoutant un gel, le “médium “. Cela leur a permis, d’une part de peindre d’une façon plus fluide, spontanée et rapide, d’autre part de pouvoir obtenir des effets nouveaux  dans la texture de la peinture. Une équipe de scientifiques français (Université de Paris UPMC, Université de Haute Alsace, Mulhouse, du CNRS Paris et LVMH Recherche) ont trouvé l’explication chimique de ces procédés.
Cette nouveauté était due à l’introduction de pigments synthétiques mais surtout à celle d’un médium ajouté au mélange de pigments broyés et d’huile qui constituait jusque-là la peinture à l’huile.
Turner fit, en 1841, à la Royal Academy of London, la démonstration qu’il pouvait achever en trois jours seulement le  tableau dont on voit la reproduction ci-dessous. Et cela, grâce à un nouveau type de médium, mélange de l’huile utilisée pour sa peinture, d’acétate de plomb (ou de PbO) et de résine mastic.

Fig. 1.  J.M.W.Turner, La Fuite en Egypte
(Domaine Public) Wikimedia Commons.

 

La résine mastic naturelle est issue de la sève du lentisque Pistacia lentiscus arbuste m.éditerranéen dont on entaille l’écorce pour la récolter. Elle contient un polymère organique, le poly-β-myrcène et une trentaine de triterpènes , substances organiques comportant 30 atomes de carbone.

Ce médium est en fait un gel dont on ajoute une faible quantité à la peinture. La figure ci-dessous illustre l’effet ainsi obtenu.

Fig.2. Comparaison de peinture avec et sans médium à la résine mastic
– A gauche, pinceau enduit d’un mélange [huile +  PbO ] qui forme (après cuisson) une texture épaisse et visqueuse  mais néanmoins liquide. La couleur est due au chauffage de l’huile
-A droite, pinceau enduit d’un mélange [huile +  PbO + résine mastic] qui forme un gel épais. 
Reproduit de A 19th Century “Ideal” Oil Paint Medium: A Complex Hybrid
Organic–Inorganic Gel,
Laurence de Viguerie, Maguy Jaber, Hélène Pasco, Jacques Lalevée, Fabrice Morlet-Savary, Guylaine Ducouret, Baptiste Rigaud, Thierry Pouget, Clément Sanchez, and Philippe Walter. Angewandte Chemie, Int. Ed. 2017, 56, 1 – 6.
Avec autorisation.

Un gel est un réseau tri-dimensionnel de solides dilué dans un fluide. Ce peut être le résultat de liaisons chimiques ou physiques, ou bien de la présence de petits cristaux, souvent des métaux.  N’importe quel fluide peut servir de porteur, dont l’eau (hydrogel), l’huile (oléogel)  ou l’air (aérogel). Les gels sont majoritairement composés du fluide, et ont donc des densités proches de celle de celui-ci. La gélatine est un exemple commun d’hydrogel et a une densité voisine de celle de l’eau.

L’addition de tels gels à la peinture facilite le travail du peintre : la peinture s’étale mieux, se fixe rapidement au support et sèche vite. Cela permet d’appliquer rapidement plusieurs couches, les unes au-dessus des autres, sans avoir à attendre de longues périodes de séchage.Pour expliquer scientifiquement ces propriétés, les chercheurs ont tout d’abord préparé des reconstitutions des média du 19ème siècle grâce à une compilation de recettes de ces adjuvants qui avait déjà été publié. Ils observèrent que les différentes formules conduisaient à l’obtention d’un gel. Ils en ont étudié les propriétés spectroscopiques et celles, viscoélastiques, qui leur étaient communes.

Un matériau viscoélastique a un comportement intermédiaire entre celui d’un solide élastique  caractérisé par un module d’élasticité G et celui d’un liquide visqueux caractérisé par sa viscosité. Le module G est le rapport entre contrainte et déformation, il est relié à  la variation d’énergie mécanique de déformation. La viscosité est reliée à une dissipation d’énergie lors de la déformation.   Les gels sont de bons exemples de matériaux viscoélastiques.

 


Fig.3. Mesures du module d’élasticité G d’un médium (bleu) d’une peinture laque (rouge) et d’un mélange de la peinture avec 10% du médium (violet)
Le médium a pour composants 65% d’huile, 19% de résine mastic et 16% de Pb(CH3COO)2. 3H2O.
La peinture a été préparée en mélangeant à de l’huile de lin un broyat de pigment de rouge garance en proportions égales en poids.
Les photographies de droite montre l’effet de l’incorporation du médium et de son augmentation.
Adapté de A 19th Century “Ideal” Oil Paint Medium: A Complex Hybrid
Organic–Inorganic Gel,
Laurence de Viguerie, Maguy Jaber, Hélène Pasco, Jacques Lalevée, Fabrice Morlet-Savary, Guylaine Ducouret, Baptiste Rigaud, Thierry Pouget, Clément Sanchez, and Philippe Walter. Angewandte Chemie, Int. Ed. 2017, 56, 1 – 6
Avec autorisation.

Dans les préparations reconstituées, on  introduit du plomb dans le médium sous forme d’acétate de plomb (Pb(CH3COO)2) en poudre ou en solution saturée dans de l’essence de térébenthine. Il se forme alors un gel. Après adjonction de ce dernier à une peinture, les propriétés de celle-ci sont fortement modifiées.
Ceci est visible sur la Fig.3., ci-dessus, où l’on a porté le module d’élasticité en fonction de la contrainte pour une peinture laque, un médium et la peinture à laquelle on a ajouté 10% de ce médium. On voit que ce dernier mélange est cent fois plus rigide que le médium seul et mille fois plus  que la peinture seule. Les viscosités sont augmentées de façon similaire.
 
Le médium induit la formation d’un matériau qui a des propriétés élastiques plus fortes que celle du médium seul. C’est ce qui a permis aux peintres du  19ème siècle de peindre vite et de créer des empâtements. La tradition orale et de nombreuses recettes retrouvées montrent que les peintres croyaient nécessaire d’ajouter de l’huile au mélange de résine mastic avec un composé de plomb pour créer un gel. Les scientifiques ont pu montrer qu’il n’en était rien. La simple combinaison d’une solution de résine mastic avec un composé du plomb crée un gel, appelé gel hybride en raison de la présence d’un matériau organique, la résine mastic, et d’une substance minérale, le composé du plomb.
Deux siècles avant ces résultats, les artistes avaient réussi par pur pragmatisme à préparer ces gels hybrides et à utiliser leurs propriétés pour modifier leur technique de peinture à l’huile et obtenir des effets visuels nouveaux, à l’instar de Turner. Aujourd’hui, le médium est d’utilisation constante dans les peintures pour artistes et il est même courant de voir des gels ajoutés dans les peintures industrielles pour améliorer leurs qualités.

Pour en savoir plus :
  A 19th Century “Ideal” Oil Paint Medium: A Complex Hybrid Organic–Inorganic Gel,
Laurence de Viguerie, Maguy Jaber, Hélène Pasco, Jacques Lalevée, Fabrice Morlet-Savary, Guylaine Ducouret, Baptiste Rigaud, Thierry Pouget, Clément Sanchez, and Philippe Walter.
Angewandte Chemie, Int. Ed. 2017, 56, 1 – 6