Du sillage des canards à celui des bateaux de course

Le sillage en V que l’on observe aussi bien derrière les canards nageant sur le bassin du jardin du  Luxembourg à Paris que derrière un bateau navigant en eaux calmes a toujours fasciné les physiciens. C’est lord Kelvin qui a le premier expliqué  en 1887 ce phénomène. Il a compris qu’il était dû aux ondes de surface que génère tout objet en mouvement à la surface d’un liquide  et il a trouvé que l’angle du sillage était indépendant de la vitesse de l’objet et toujours égal à  α = 19° 28’ (α est égal au demi-angle du V). Cette prédiction de Kelvin vraie à basse vitesse n’a été mise en doute que par des observations récentes d’angles de sillage plus étroits à grande vitesse. Deux chercheurs du laboratoire FAST du Campus Universitaire d’Orsay,  Marc Rabaud et Frédéric Moisy, ont donné une explication  simple de ce phénomène  qu’ils ont pu vérifier en s’appuyant sur des photos aériennes de bateaux disponibles sur la base de données de Google Earth.

Fig.1. Vue du sillage d’un canard. L’angle du sillage est ici en accord avec la valeur de Kelvin. Crédit Adrienne Cleveland.

Fig.1. Vue du sillage d’un canard. L’angle du sillage est ici en accord avec la valeur de Kelvin. Crédit Adrienne Cleveland.

La surface libre d’un fluide en équilibre sous l’action de la gravité est plane. En avançant, l’étrave d’un bateau déséquilibre le fluide, ce qui engendre un mouvement oscillatoire sous l’action de la gravité. Ce mouvement se propage à toute la surface sous forme d’ondes dites de gravité. C’est en remarquant que le sillage  est stationnaire par rapport au bateau  et en considérant   l’interférence constructive de ces ondes que Lord Kelvin a construit sa théorie et obtenu un demi-angle de sillage de 19° 28’.

Sur l’image ci-dessus le sillage du canard fait un angle qui correspond à la valeur indépendante de la vitesse et proche de 19° que la théorie de Lord Kelvin prédit.
Or on peut observer avec des navires et des bateaux rapides, au-dessus d’une vitesse critique, un régime où l’angle diminue .

La vitesse critique signe le passage d’un régime où l’angle du sillage est constant vers un régime où cet angle diminue au fur et à mesure que la vitesse augmente. Cette vitesse critique est d’autant plus élevée que la longueur de l’objet est grande.

La figure 2  présente le sillage  (a) d’un navire dont la vitesse est inférieure à sa vitesse critique  (comme le canard de la figure 1) et celui (b) d’un canot de course qui se trouve dans le cas inverse.

Fig.2. (a) Image aérienne du sillage d’un cargo près d’Anvers, en Belgique. La vitesse du cargo est bien inférieure à la vitesse critique (≈ 54 km/h) correspondant à sa longueur (≈ 100 m). L’angle α ≈20° du sillage est en accord avec la théorie de Kelvin. (b) Image d’un bateau de course près du rivage de Toronto, au Canada. Sa vitesse (≈ 31 km/h) est bien supérieure à la vitesse critique (≈ 15 km/h) correspondant à sa longueur ( ≈ 7,5 m mais en raison du déjeaugeage du bateau, la longueur réelle est peut-être plus faible d’où une plus faible vitesse critique). L’angle α ≈9° du sillage correspond à la théorie des chercheurs du FAST pour ce régime. Crédits : (a) Google Earth, Aerodata International Survey; (b) Google Earth, Digital Globe. M. Rabaud.

Fig.2. (a) Image aérienne du sillage d’un cargo près d’Anvers, en
Belgique. La vitesse du cargo est bien inférieure à la vitesse
critique (≈ 54 km/h) correspondant à sa longueur (≈ 100 m).
L’angle α ≈20° du sillage est en accord avec la théorie de Kelvin.
(b) Image d’un bateau de course sur le lac Ontario,
au Canada. Sa vitesse (≈ 31 km/h) est bien supérieure à la vitesse critique (≈ 15 km/h) correspondant à sa longueur ( ≈ 7,5 m ). L’angle α ≈9° du sillage correspond à la théorie des chercheurs du FAST pour ce régime.
Crédits : (a) Google Earth, Aerodata International Survey; (b) Google Earth, Digital Globe. M. Rabaud.

M. Rabaud et F. Moisy ont systématiquement mesuré les angles de sillage de bateaux sur une série de 37 images aériennes disponibles dans Google Earth.  Pour chaque image la longueur L du bateau est mesurée et sa vitesse déduite de la longueur d’onde des ondes mesurée dans les bras du sillage. Cet ensemble de mesures couvre une gamme de  vitesses allant du régime de Kelvin au régime au-dessus de la vitesse critique.
En exploitant ces résultats, ils ont trouvé un excellent accord avec leur théorie. Celle-ci est basée sur l’hypothèse supplémentaire qu’un bateau de longueur L ne peut exciter d’ondes de gravité de longueur d’onde beaucoup plus grande que L, ils ont ainsi obtenu un modèle qui traduit à la fois le régime de Kelvin (angle de sillage constant) à vitesse inférieure à la vitesse critique et le régime à vitesse supérieure dans lequel  l’angle décroît comme l’inverse de la racine carrée de la vitesse.
La forme du  sillage du régime à haute vitesse ressemble au cône  dit de Mach observé autour des  avions volant à vitesse supersonique.  Ce cône représente la limite de l’onde de choc à l’origine du « bang » bien connu.
On dira donc  que le régime de sillage à haute vitesse dans l’eau est du genre Mach .
Ces résultats montrent que les écarts au sillage de Kelvin que l’on avait observé auparavant peuvent s’expliquer sous la simple hypothèse qu’un objet de taille L ne puisse exciter de vagues de longueur d’onde supérieure à L. C’est finalement une physique très simple qui décrit à la fois la transition entre les deux régimes et la variation de l’angle du sillage des bateaux à haute vitesse.
Les chercheurs vont maintenant appliquer leur approche à des cas de plus petite échelle, par exemple les insectes nageurs, pour lesquels on peut s’attendre à des sillages plus complexes dans la mesure où doit s’ajouter à l’influence de la taille du corps en mouvement celle de la capillarité qui pourrait introduire une nouvelle contrainte à très basse vitesse.

On peut observer un angle de sillage du genre Mach  à l’arrière d’un bateau de course à l’adresse  http://www.youtube.com/watch?v=a4dy_yEBIU4

Pour en savoir plus :
ShipWakes: Kelvin or Mach Angle?       Marc Rabaud and Frédéric Moisy
PHYSICAL REVIEW LETTERS 110, 214503 (2013)
Du neuf dans les sillages   Marc Rabaud (marc.rabaud@u-psud.fr) et Frédéric Moisy
Laboratoire FAST, Université Paris-Sud, CNRS UMR 7608, 91405 Orsay
A paraître dans  REFLETS DE LA PHYSIQUE, Revue de la Société Française de Physique