Le problème du bec de la théière

Qui, en versant une  tasse de thé, n’a pas été surpris  en découvrant que le thé a dégouliné le long du bec et du corps de la théière? Le jet, assez rapide au début, vertical et bien séparé du  bec, s’est courbé lors de son ralentissement et a coulé le long de la théière.
C’est ce dont rend compte la vidéo 1 ci-après:
[jwplayer mediaid= »23333″] Avec l’aimable autorisation de Lydéric Bocquet.
Supplementary Material, Wetting Controls Separation of Inertial Flows from Solid Surfaces
Physical Review Letters 104, 084503 (2010).

Au contraire, si on revêt le bec de la théière d’un dépôt de suie, produit super-hydrophobe diminuant énormément le mouillage par l’eau, le phénomène précédent disparaît, comme en témoigne la vidéo 2 :
[jwplayer mediaid= »23334″] Avec l’aimable autorisation de Lydéric Bocquet.
Supplementary Material, Wetting Controls Separation of Inertial Flows from Solid Surfaces.
Physical Review Letters 104, 084503 (2010).

Le mouillage est le comportement d’un liquide en contact avec une surface solide. Selon les caractéristiques du couple liquide- solide, le liquide s’étale ou forme des gouttes. Le  mouillage est caractérisé par l’angle de contact θ d’une goutte de liquide sur une surface donnée :
Si θ = 0, on a un mouillage total avec un film de liquide sur tout le solide.
Si  90°> θ >0, la surface est partiellement mouillable.
Si 150° > θ>90°, la surface est hydrophobe.
Si, pour un liquide donné, l’angle θ est > 150°, on dit que la surface extrêmement difficile à mouiller est super-hydrophobe.

Les matériaux super-hydrophobes ont généralement une surface de texture complexe à une très petite échelle (de l’ordre du nanomètre) qui empêche les molécules de liquide d’adhérer à la surface et de la recouvrir d’un film. Les forces internes au liquide sont alors dominantes et lui imposent  la forme de  gouttes.

Crédit Wikipedia  CC 3

A priori, » l’effet théière »dépend  de la vitesse de l’écoulement, de la géométrie du bec et de l’adhésion du thé à sa surface, mais le rôle de cette dernière était discutée. Pour des écoulements rapides, certains physiciens  avaient tendance à la négliger, d’autres à exagérer ses effets et à incriminer la viscosité du liquide. De toute façon, ces théories ne  pouvaient rendre compte d’une observation comme celle des vidéo 1 et 2 qui indique un effet direct de la mouillabilité, même dans un régime de flot rapide.

La viscosité d’un liquide régit le phénomène de résistance à l’écoulement et rend compte des forces s’exerçant entre les couches de liquide en mouvement.

Une équipe de chercheurs de l’Université de Lyon et du LadHyX, Ecole Polytechnique, Palaiseau, dirigée par Lydéric Bocquet a résolu l’énigme de ce mécanisme physique grâce à une étude systématique  de l’écoulement et de l’égouttement du liquide en faisant varier la géométrie, les propriétés de  mouillabilité de la surface et la viscosité du liquide utilisé.
L’appareillage utilisé pour  modéliser le jet de la théière est présenté en action dans la vidéo 3 suivante:
[jwplayer mediaid= »23338″] Avec l’aimable autorisation de Lydéric Bocquet.
Supplementary Material, Wetting Controls Separation of Inertial Flows from Solid Surfaces
Physical Review Letters 104, 084503 (2010).
Un jet d’eau vertical de 4 mm de diamètre dirigé vers le bas et de vitesse U attaque des disques horizontaux de mouillabilité donnée et dont les bords, de rayon de courbure ri, simulent le « bec » de la théière.
En faisant varier la mouillabilité, le rayon de courbure des bords des disques et la viscosité du liquide utilisé, on va pouvoir analyser l’influence de ces différents facteurs sur le phénomène.
Les résultats de cette étude sont représentés sur la figure 1 suivante.
L’angle Ψ0 décrit l’orientation du jet :  quand il est proche de zéro , on a un jet dégoulinant le long de l’équivalent du corps de la théière.
L’effet de la mouillabilité est très net ; plus le mouillage est fort (plus l’angle θ est faible), plus Ψ0 est faible, plus le jet reste accroché au disque d’impact (Fig.1 b).

Fig.1 Angle d'éjection en fonction de la mouillabilité, de la géométrie et de la viscosité a)Photo du dispositif expérimental ( vidéo 3). Un jet de liquide de vitesse U frappe un disque caractérisé par sa mouillabilité et le rayon de courbure de ses bords b) Angle d'éjection Ψ0 en fonction de la vitesse U pour 3 disques de même rayon de courbure de leur bord (ri =1 mm) et de mouillabilité augmentant selon la flèche rouge (de haut en bas), on a des angles de contact θ du liquide sur le disque de 175°, 115° et 10°, respectivement). On voit que l'angle d'éjection Ψ0 diminue quand la mouillabilité augmente. Dans l'insert de gauche on à représenté l'image d'un jet une vitesse de U= 1,65 m/s pour les trois valeurs de mouillage. c) Angle d'éjection Ψ0 en fonction de U pour 4 disques de rayons de courbure ri augmentant selon la flèche rouge, la mouillabilité étant constante et correspondant à un angle de contact θ= 10°. Dans l'insert on a le résultat pour les 4 disques quand la surface est super-hydrophobe (la mouillabilité est très faible, θ= 175°) l'angle d'éjection reste constant et élevé, on n'a pas d'accrochage.. d) Angle d'éjection Ψ0 (U) pour deux liquides, l'eau (symboles fermés) et un mélange eau-glycérol (symboles ouverts) de viscosité 2 fois plus grande que celle de l'eau. De haut en bas on a une mouillabilité augmentant, θ = 175° puis 115°, 10°) le rayon de courbure restant constant. On voit que les angles d'éjection coïncident pour les deux liquides (symboles ouverts et fermés). La viscosité n'a donc pas d'effet observable! Reproduit de Beating the teapot, Cyril Duez, Christophe Ybert, Christophe Clanet, Lydéric Bocquet. CArXiv:0910.3306v CC

Fig.1 Angle d’éjection en fonction de la mouillabilité, de la géométrie et de la viscosité
a) Photo du dispositif expérimental ( vidéo 3). Un jet de liquide de vitesse U frappe un disque caractérisé par sa mouillabilité et le rayon de courbure de ses bords
b) Angle d’éjection Ψ0 en fonction de la vitesse U pour 3 disques de même rayon de courbure de leur bord (ri =1 mm) et de mouillabilité augmentant selon la flèche rouge (de haut en bas), on a des angles de contact θ du liquide sur le disque de 175°, 115° et 10°, respectivement). On voit que l’angle d’éjection Ψ0 diminue quand la mouillabilité augmente. Dans l’insert de gauche on à représenté l’image d’un jet une vitesse de U= 1,65 m/s pour les trois valeurs de mouillage.
c) Angle d’éjection Ψ0 en fonction de U pour 4 disques de rayons de courbure ri augmentant selon la flèche rouge, la mouillabilité étant constante et correspondant à un angle de contact θ= 10°. Dans l’insert on a le résultat pour les 4 disques quand la surface est super-hydrophobe (la mouillabilité est très faible, θ= 175°) l’angle d’éjection reste constant et élevé, on n’a pas d’accrochage..
d) Angle d’éjection Ψ0 (U) pour deux liquides, l’eau (symboles fermés) et un mélange eau-glycérol (symboles ouverts) de viscosité 2 fois plus grande que celle de l’eau. De haut en bas on a une mouillabilité augmentant, θ = 175° puis 115°, 10°) le rayon de courbure restant constant. On voit que les angles d’éjection coïncident pour les deux liquides (symboles ouverts et fermés). La viscosité n’a donc pas d’effet observable!
Reproduit de Beating the teapot, Cyril Duez, Christophe Ybert, Christophe Clanet, Lydéric Bocquet. CArXiv:0910.3306v .  Creative Commons

L’augmentation du rayon de courbure du bord des disques d’impact a un effet similaire à l’augmentation de la mouillabilité : l’angle d’éjection diminue  et le jet finit par rester accroché au bord. (Fig 1.c). Si le bec de la théière a un faible rayon de courbure, il n’y aura pas de risque de dégoulinage du liquide le long du corps de la théière. Les théières à bec fin sont donc  de meilleures verseuses.
Quand la mouillabilité est très faible (surface super-hydrophobe), l’effet de la variation  du rayon de courbure des bords est négligeable, l’angle d’éjection constant et élevé empêche tout accrochage (Insert de la Fig.1.c)
Enfin l’utilisation de deux liquides de viscosités différentes a permis de montrer que la viscosité, contrairement aux idées reçues, ne jouait aucun rôle dans le phénomène étudié du moins dans le cas d’écoulements rapides, comme celui de la théière. (Fig.1. d).

Les physiciens français ont montré l’influence capitale de la mouillabilité de surface sur la séparation d’écoulements rapides. En particulier l’état super-hydrophobe de la surface empêche tout dégoulinage de l’écoulement. L’interprétation qu’ils ont faite des phénomènes observés couple l’écoulement du liquide au mécanisme d’adhésion à la surface due à la mouillabilité. Cela ouvre une voie au contrôle d’écoulements liquides de grande échelle en utilisant des surfaces intérieures des conduits présentant une structure  micro ou nano-scopique.

Pour en savoir plus :
Beating the teapot effect
Cyril Duez, Christophe Ybert, Christophe Clanet, Lydéric Bocquet_
ArXiv:0910.3306v] [Cond-mat-soft] 17 Oct 2009

Wetting Controls Separation of Inertial Flows from Solid Surfaces
Cyril Duez, Christophe Ybert, Christophe Clanet, and Lydéric Bocquet,
Physical Review Letters 104, 084503 (2010).