Pourquoi glisse-t-on si bien sur la glace?

Le glissement sur la glace est un phénomène connu depuis bien longtemps mais dont l’interprétation connaît  depuis longtemps bien des controverses. Les physiciens se sont accordés sur l’existence à la surface de la glace d’une couche liquide  la mouillant avec une épaisseur dépendant de la température. On pense maintenant que c’est le frottement dû à la viscosité qui génère de la chaleur et  fait fondre la glace. L’eau étant un mauvais lubrifiant par rapport à l’huile, on s’interroge sur sa faculté à réduire le frottement .
Des physiciens du Laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure, Sorbonne Université, de l’Université Paris-Diderot, Paris et du LadHyX, Ecole Polytechnique, Palaiseau, ont proposé une approche radicalement nouvelle pour analyser les différents éléments du puzzle.

Une méthode originale

Ils ont mesuré simultanément le frottement sur la glace d’un patin de taille millimétrique et les propriétés mécaniques du film d’eau de fonte d’échelle nanoscopique.
Pour cela, ils ont utilisé un microscope à force atomique muni d’un diapason excité horizontalement et verticalement.

Le microscope à force atomique (AFM, de l’anglais atomic force microscope) est un appareil à sonde locale permettant de visualiser la surface d’un échantillon. Celle-ci est balayée  par une pointe fine maintenue à distance constante  des atomes.  Sa  position est repérée généralement par une réflexion laser. La vidéo suivante schématise ce fonctionnement :



Wikimedia  Commons  Julien Bobroff  C.C. 4.0

A la place du support de pointe de l’AFM est monté un minuscule diapason excité électriquement. Il porte une perle de verre de diamètre 1.5 mm qui est placée  au contact de la glace. (Fig.1.). L’ensemble est placé dans une enceinte refroidie à température réglable  de -16°C à 0°C. L’ oscillation horizontale et  la verticale sont excitées à leurs fréquences de résonance respectives (560Hz et 960 Hz).

Fig.1 Etude tribologique de la glace Une perle de verre de diamètre 1,5 mm est collée à un diapason de taille macroscopique (il est représenté à une échelle arbitraire supérieure à celll des autres objets). Le diapason est excité horizontalement et verticalement à ses deux fréquences de résonance. La perle exerce ainsi sur la glace une contrainte de cisaillement (flèches rouges horizontales) et une contrainte verticale permettant de mesurer les propriétés de l'interface (sonde, flèches verticales bleu foncé). A gauche de la figure, on peut voir les deux courbes de résonance respectives horizontale et verticale. (PLL est pour Phase locked loop, en français boucle à verrouillage de phase et PID représente la méthode classique d'asservissement dite à action proportionnelle, intégrale, dérivée. Ces 2 techniques sont utilisées pour stabiliser les fréquences. Tiré de Nanorheology of Interfacial Water during Ice Gliding L. Canale, J. Comtet, A. Niguès , C. Cohen, C. Clanet, A. Siria, and L. Bocquet , PHYSICAL REVIEW X 9, 041025 (2019) DOI: 10.1103/PhysRevX.9.041025 C.C. 4.0

Fig.1 Etude tribologique de la glace
Une perle de verre de diamètre 1,5 mm est collée à un diapason de taille macroscopique (il est représenté à une échelle arbitraire supérieure à celle des autres objets). Le diapason est excité horizontalement et verticalement à ses deux fréquences de résonance. La perle exerce ainsi sur la glace une contrainte de cisaillement (flèches rouges horizontales) et une contrainte verticale permettant de mesurer les propriétés de l’interface (sonde, flèches verticales bleu foncé).
A gauche de la figure, on peut voir les deux courbes de résonance respectives horizontale et verticale. (PLL est pour Phase locked loop, en français boucle à verrouillage de phase et PID représente la méthode classique d’asservissement dite à action proportionnelle, intégrale, dérivée. Ces 2 techniques sont
utilisées pour stabiliser les fréquences.
Tiré de Nanorheology of Interfacial Water during Ice Gliding
L. Canale, J. Comtet, A. Niguès , C. Cohen, C. Clanet, A. Siria, and L. Bocquet ,
PHYSICAL REVIEW X 9, 041025 (2019) DOI: 10.1103/PhysRevX.9.041025
C.C. 4.0

Pour  ce qui est de l’oscillation  horizontale, la perle de verre cisaille la glace avec une amplitude de 1 à 30 µm et une vitesse de l’ordre de 0.1m/s. Une boucle à verrouillage de phase (PLL) maintient la fréquence à la résonance. La force tangentielle est mesurée via la force d’excitation nécessaire pour maintenir l’amplitude de l’oscillation constante.
Simultanément on excite verticalement le diapason à la fréquence de résonance correspondante qui est plus élevée que celle de l’oscillation horizontale. On mesure la force verticale par un procédé similaire à celui utilisé pour la force tangentielle. Cette sonde verticale permet d’atteindre les caractéristiques mécaniques de l’interface glace-eau de fonte tandis que l’oscillation horizontale cisaille latéralement la surface.

Les principaux résultats

-La force de frottement latérale ne s’annule pas quand la vitesse s’annule et diminue quand celle-ci augmente . Ceci rappelle le comportement du frottement solide-solide d’autant plus qu’à vitesse donnée, la force de frottement est proportionnelle à la force verticale de charge. On observe donc un frottement quasi solide caractérisé par un coefficient µ (= Force latérale/poids appliqué) de 0,015. Cette valeur est en accord avec les mesures macroscopiques sur la glace connues depuis longtemps.
-Les observations effectuées sur le déplacement vertical montrent tout d’abord que la couche interfaciale eau de fonte-glace est de nature liquide. En mesurant la réponse élastique et dissipative de la couche, les scientifiques obtiennent l’épaisseur du film interfacial en fonction de la vitesse latérale de glissement, de la charge verticale et de la température.
Cette épaisseur varie bien peu en fonction de la vitesse tangentielle latérale. Ceci est contraire à l’idée communément répandue qu’une forte vitesse induit une forte épaisseur de couche liquide. De même la variation de l’épaisseur avec la charge verticale est faible. Quand la température varie, l’épaisseur passe de 100 à 500 nm de -16°C à -3°C .
Enfin, le film interfacial sous cisaillement  présente un comportement viscoélastique.

La viscoélasticité est la propriété de matériaux qui, soumis à une déformation, présentent des caractéristiques à la fois visqueuses (dissipatives) et élastiques (conservation et restitution d’énergie).

Et, pour ce qui est de la viscosité mesurée sous cisaillement, elle est 100 fois plus élevée que celle de l’eau à 0°C. Le film interfacial est visqueux comme de l’huile! Ce résultat est totalement nouveau.
Ceci explique donc bien pourquoi l’on glisse sur la glace. La viscosité ainsi mesurée augmente fortement avec la température lorsque celle-ci tend vers le point de fusion de la glace.
Pour expliquer cette augmentation de viscosité, l’équipe animée par L.Bocquet propose que, sous l’effort abrasif dû au  patin, il se forme une suspension de débris (< 1µm) de glace dans l’eau.
L’équipe a mené des expériences équivalentes  sur de la glace de polyéthylène glycol. Elles ont confirmé les observations précédentes.
Tous ces résultats montrent que des effets de surface d’échelle nanométrique peuvent influer fortement sur le frottement macroscopique sur la glace.

Les chercheurs, avec leur sonde originale, ont ainsi réussi à faire le pont entre la tribométrie (étude du frottement) de la glace à l’échelle nanoscopique et celle à l’échelle micrométrique. tout en caractérisant le mécanisme à l’œuvre dans la couche interfaciale  durant le glissement. Leur étude a mis en évidence la complexité de la couche interfaciale , suspension de débris de glace dans l’eau de fonte. Sa forte viscosité, couplée à ses propriétés viscoélatiques, en fait un remarquable lubrifiant.

Ces résultats expérimentaux entraînent une révision fondamentale des théories actuelles décrivant  le frottement sur la glace. Nul doute que de nombreux théoriciens iront s’atteler à cette tâche. Et tout cela pourrait bien avoir des applications dans le domaine des lubrifications mécaniques.

Pour en savoir plus :
Nanorheology of Interfacial Water during Ice Gliding
L.Canale, J. Comtet, A. Niguès , C. Cohen, C. Clanet, A. Siria, and L. Bocquet ,

PHYSICAL REVIEW X 9, 041025 (2019) DOI: 10.1103/PhysRevX.9.041025