Un hydrogel qui présente les propriétés d’un cartilage

Les cartilages qui recouvrent les os dans les articulations ont des propriétés mécaniques bien particulières. Ils résistent à de fortes compressions dans certaines directions, alors que, dans d’autres, ils peuvent se déformer facilement ou glisser les uns sur les autres. Une équipe de chercheurs japonais dirigée par Mingjie Liu du Centre pour la Science des Nouveaux Matériaux RIKEN (Saitama) a synthétisé  un nouvel hydrogel dont les caractéristiques sont proches  de celles des cartilages.

Un hydrogel est un matériau formé de deux composants, un solide et un liquide. Une matrice formée de chaînes de polymères est gonflée par une grande quantité d’eau ou d’une solution aqueuse.

 
Un Matériau où l’on exploite la répulsion électrostatique
La conception de matériaux nouveaux utilise principalement  des interactions attractives comme dans les polymères composites où des composants minéraux comme le graphite interagissent avec la matrice de polymère. Les chercheurs du RIKEN ont au contraire exploité des forces répulsives électrostatiques pour obtenir un hydrogel qui présente une forte anisotropie, c’est-à dire  un comportement fortement dépendant de la direction des efforts appliqués.
Pour cela ils ont utilisé  des oxydes métalliques de titane, appelés titanates, sous la forme de cristaux à deux dimensions formant  des couches minces lamellaires d’épaisseur nanoscopiques (0,75 nm, c’est-à dire 0,75 10-9 m). On appelle TiNS ces « nanocouches » (en anglais nanosheets, NS) de titanate (Fig.1)

Fig.1.Schéma de la structure de nanocouches lamellaires d’oxyde de titane. Les pyramides du dessin représentent un atome de titane lié à 5 atomes d’oxygène eux-mêmes liés aux atomes voisins. De temps en temps manque un atome de titane, une telle lacune est représentée dans la formule par le carré vide □. Ces sites où le titane est vacans sont dans une proportion de 13% alors que ceux occupés par un atome de titane sont dans une proportion de 87%. Les plans des nanocouches sont chargés négativement et des ions positifs non representés assurent la neutralité. Crédit Nature.

Fig.1.Schéma de la structure de nanocouches lamellaires d’oxyde de titane. Les pyramides du dessin représentent un atome de titane lié à 6 atomes d’oxygène dont certains sont liés aux atomes voisins. De temps en temps manque un atome de titane, une telle lacune est représentée dans la formule par le carré vide . Ces sites où le titane est vacant sont dans une proportion de 13% alors que ceux occupés par un atome de titane sont dans une proportion de 87%. Les plans des nanocouches sont chargés négativement et des ions positifs non représentés assurent la neutralité. Crédit Nature.

Ces TiNS sont dispersées dans une solution aqueuse  colloïdale avec une proportion en masse de 0,8%. Elles  sont chargées négativement en surface et, par effet d’écran,  des ions positifs forment avec elle une double couche électrique. Entre les plans règne une interaction électrostatique que représente la figure ci-dessous.

Fig.2. Les nanocouches de titanate se repoussent électrostatiquement. La répulsion est maxima pour des plans parallèles.

Fig.2. Les nanocouches de titanate se repoussent électrostatiquement. La répulsion est maxima pour des plans parallèles. Crédit  Nature.

La solution aqueuse contient des dérivés d’acrylamide qui vont se polymériser sous l’action d’une irradiation ultraviolette (λ= 260nm) formant ainsi l’hydrogel.
Sans autre traitement, les nanocouches de TiNS devraient s’orienter spontanément perpendiculairement les unes aux autres, diminuant ainsi  les forces électrostatiques.
Mais l’équipe de Liu a découvert que si on appliquait pendant la polymérisation un très intense champ magnétique (10 T soit un million de fois le champ magnétique terrestre) les nanocouches s’orientaient parallèlement entre elles et le restaient après polymérisation.  On obtient alors un hydrogel  « orienté » schématisé sur la figure ci-dessous.

Fig.3. Vue en perspective de l’hydrogel contenant les TiNS A)On a indiqué la direction du champ magnétique B appliqué pendant la polymérisation pour l’orientation des nanocouches. B)On a figuré des contraintes de cisaillement, Fa parallèle aux nanocouches, Fb perpendiculaire à celles-ci. Crédit Nature.

Fig.3. Vue en perspective de l’hydrogel contenant les TiNS
A droite, on a indiqué la direction du champ magnétique B appliqué pendant la polymérisation pour l’orientation des nanocouches.
 On a figuré en haut à gauche des contraintes de cisaillement, Fa parallèle aux nanocouches, Fb perpendiculaire à celles-ci. Crédit Nature.

On distingue les plans parallèles de TiNS. La lumière est transmise dans les directions parallèles à ces plans et bloquée dans celles perpendiculaires à celui-ci. A cette propriété d’anisotropie s’ajoute un remarquable comportement du même type mais mécanique : Quand on comprime ce matériau perpendiculairement aux plans de nanocouches, la force de résistance de l’hydrogel vaut plusieurs fois celle obtenue quand la compression est parallèle aux plans. Cet effet provient de la force répulsive entre plans de TiNS. Il est différent de celui qu’on observe dans les matériaux composites à fibre qui sont plus résistants aux compressions parallèles à l’alignement des fibres. Si on applique une contrainte de cisaillement parallèle aux nanocouches (Fa, Fig. 3), la résistance opposée est environ 4 fois plus faible que si la contrainte de cisaillement est perpendiculaire aux nanocouches (Fb, Fig. 3). Les nanocouches TiNS  peuvent en effet glisser les unes sur les autres si la contrainte de cisaillement leur est parallèle.

Une contrainte de cisaillement est une contrainte appliquée de manière parallèle ou tangentielle à une face d’un matériau, par opposition aux contraintes normales (compressions) qui sont appliquées de manière perpendiculaire.

 

Des isolateurs directionnels de vibrations

En résumé, les nanocouches orientées et chargées électriquement incorporées dans l’hydrogel atténuent la déformation dans une direction tout en la permettant dans la direction perpendiculaire. Cela permet d’obtenir d’excellents isolateurs de vibrations comme en témoigne la figure 4 et les vidéos qui lui sont associées.

Fig. 4.Démonstration de l’isolation des vibrations : une plaque de verre portant une sphère métallique est supportée par trois piliers cylindriques en hydrogel sur un oscillateur mécanique vibrant verticalement. a) Les cylindres d’hydrogel ont leur section principale parallèle aux plans de TiNS. La sphère est isolée des vibrations. Vidéo 1. b) Les cylindres ont leur section principale perpendiculaire aux plans de TiNS. Il n’y a plus d’isolement. Video 2. Crédit Nature.

Fig. 4.Démonstration de l’isolation des vibrations : une plaque de verre portant une sphère métallique est supportée par trois piliers cylindriques en hydrogel placés sur un oscillateur mécanique vibrant verticalement.
a) Les cylindres d’hydrogel ont leur section principale parallèle aux plans de TiNS. La sphère et la plaque sont isolées des vibrations et restent en place. Vidéo 1.
b) Les cylindres ont leur section principale perpendiculaire aux plans de TiNS. Il n’y a plus d’isolation. La plaque et la sphère sont éjectées du fait des vibrations. Video 2. Crédit Nature.

Sur la vidéo 1 suivante, on voit l’isolation des vibrations réalisée grâce aux cylindres d’hydrogel à TiNS  orientés selon la figure 4 a). La plaque de verre et la sphère métallique restent en place.
[jwplayer mediaid= »18987″] Vidéo 1. Crédit Nature.

Sur la vidéo 2, on peut observer qu’avec le même montage mais avec une orientation des plans de TiNS dans l’hydrogel perpendiculaire à la précédente(Fig.4 b)), il n’y a plus d’isolation des vibrations, plaque de verre et la sphère métallique sont éjectées.
[jwplayer mediaid= »18990″] Vidéo 2. Crédit Nature.

Les nanocouches  de TiNS  chargées électriquement incorporées en restant parallèles dans l’hydrogel atténuent le frottement dans une direction tout en l’augmentant dans la direction perpendiculaire. Ceci permet une remarquable isolation directionnelle des vibrations.
La ressemblance avec les cartilages est certaine bien que ces derniers soient bien plus complexes. Ils sont constitués d’un hydrogel  qui contient des cellules, les chondrocytes, capables de réparer de petites fissures de surface. Celles-ci surviennent en effet en raison du nombre énorme, un million par an, d’efforts subis, par exemple, par une articulation du genou.
L’hydrogel chargé de TiNS résiste à l’immersion dans une solution de sérum physiologique et pourrait donc, avec des variations idoines de composition, être incorporé au vivant. Sa résistance aux mouvements d’articulation reste encore à prouver.

Pour en savoir plus :
An anisotropic hydrogel with electrostatic repulsion
between cofacially aligned nanosheets
Mingjie Liu, Yasuhiro Ishida, Yasuo Ebina, Takayoshi Sasaki, Takaaki Hikima, Masaki Takata & Takuzo Aida.
NATURE | VOL 517 | 1 JANUARY 2015, p. 68-72